Raymond Craib's Blog

«Network states» : les rêves de sécession des rois de la tech



Profitant du retour de Trump au pouvoir, l’élite de la Silicon Valley entend multiplier les
expérimentations de citésEtats privées, financièrement autonomes et hors du contrôle des
gouvernements. Des initiatives antidémocratiques pouvant s’apparenter à un

Par Nastasia Hadjadji
Liberation 30 May 2025 (page 18)


En 1895, Jules Verne imagine dans sa nouvelle l’Ile à hélice une utopie sécessionniste d’une
étonnante prescience. L’écrivain raconte l’épopée d’un quatuor de musiciens qui découvrent
Milliard City, la capitale d’une île peuplée de milliardaires désireux de poursuivre leur destin à
l’écart de la société. Cent trente ans plus tard, en 2025, des oligarques de la Silicon Valley
s’imaginent bâtir des villes nouvelles, libérées de la tutelle de l’Etat, l’équivalent de phalanstères
libertariens pour tech bros. Ils se passionnent également pour le seasteading, l’installation en
haute mer de micro-îles flottantes autonomes et indépendantes de la tutelle des Etats-nations.
Au mois d’avril 2025, l’un d’entre eux, l’ex-ingénieur en aérospatial et «bitcoiner» Rüdiger Koch
a battu un record du monde. Il est resté plus de 120 jours dans un Seastead, une capsule
immergée au large du Panama. Sa performance subaquatique cache, en réalité, un projet de
nature idéologique. Rüdiger Koch est un bitcoiner doublé d’un cyberlibertarien convaincu qu’il
revient à l’élite de la Silicon Valley d’imaginer un futur autonome, loin du Léviathan de l’Etat.
Son aventure a été financée par Patri Friedman, le petit-fils de l’économiste néolibéral de
l’Ecole de Chicago, qui dirige The Seasteading Institute, une structure de financement de
projets sécessionnistes en haute mer.

Blockchain et IA
Patri Friedman est aussi à la tête de Pronomos Capital, un fonds d’investissement qui soutient
diverses initiatives privées, des gated communities réservées aux ultrariches jusqu’aux plus
ambitieuses aventures sécessionnistes, comme l’enclave libertarienne de Prospera, au
Honduras ou le projet de cité-Etat Praxis, qui ambitionne de s’installer au Groenland. Des
projets sécessionnistes qui se revendiquent d’une idéologie nouvelle, née dans la Silicon Valley
: le network state, ou «Etat-réseau». L’objectif de ce mouvement de tech bros, ces hommes en
général jeunes et fortunés, déterminés à transformer la société grâce à la technologie ? Utiliser
les outils comme la blockchain («chaîne de blocs») et l’IA pour expérimenter des formes de vie
en société autonomes, en concurrence avec les Etats-nations. C’est à Balaji Srinivasan,
ingénieur diplômé de Stanford, ancien dirigeant de la bourse d’échange crypto Coinbase et
capital-risqueur au sein de la firme Andreessen Horowitz, que l’on doit la terminologie d’«Etat-
réseau». En 2017, lors d’une rencontre au Y Combinator, une pouponnière à start-up
considérée comme le saint des saints de la Silicon Valley, Srinivasan prononce une diatribe
contre l’Etat américain, qu’il compare à un programme informatique obsolète, lent et inefficient.

Devant un public de tech bros conquis par son discours, il pose alors les bases d’une sécession
organisée. Et de dérouler son programme. D’abord, rassembler des personnes ayant les

mêmes valeurs et des objectifs de développement similaires pour expérimenter des
communautés virtuelles sur le cloud. Pour, à terme, grandir et trouver un ancrage physique afin
de bâtir de véritables cités-Etats privées, disposant d’une autonomie financière, administrative
et civile.

En 2022, Balaji Srinivasan auto-publie l’un des textes fondateurs de ce mouvement, The
Network State : How to Start a New Country, dans lequel il explicite les étapes à suivre pour
«créer son propre pays». Entre deux diatribes contre ce qu’il nomme le woke capital − c’est-à-
dire la presse, en particulier The New YorkTimes, les grandes universités américaines et le
système judiciaire – Srinivasan défend un projet de sécession permis, selon lui, par des
technologies comme le bitcoin, la blockchain et l’IA.

La stratégie de Srinivasan s’articule autour de deux pôles. D’une part, le «Voice», une stratégie
d’entrisme visant à prendre le pouvoir de l’intérieur, en menant des campagnes de lobbying au
niveau municipal de façon à privatiser les structures de gouvernance. D’autre part, l’«Exit», une
ligne de fuite proprement séparatiste menant à l’établissement d’enclaves privées hors du
contrôle des gouvernements.

En réalité, Balaji Srinivasan n’invente rien. Il actualise le discours d’un autre idéologue de la
Silicon Valley, le théoricien de la néoréaction Curtis Yarvin, qui prône la fin de la démocratie
libérale et défend l’idée qu’un «monarque PDG» serait plus à même de diriger les Etats-Unis
qu’un président démocratiquement élu.

Féru de références historiques impérialistes, Yarvin a théorisé en 2008 un système de
gouvernance qu’il nomme le patchwork grâce auquel il entend réhabiliter le système médiéval
des guildes marchandes et des cité-Etats autonomes, en concurrence les unes avec les autres.

Mises en oeuvre concrètes
Le network state comme le patchwork sont des modèles post-Etat qui envisagent sérieusement
l’opportunité qu’un pays puisse être dirigé à la manière d’une entreprise, avec des citoyens-
actionnaires encouragés à changer de pays à leur guise, selon le principe de la libre
concurrence. Le second mandat de Donald Trump, porté au pouvoir par l’alliance entre la base
électorale «Maga» et les capitaux des oligarques de la tech, offre un appel d’air inespéré à ces
théories, dont les mises en oeuvre concrètes se multiplient. Ainsi San Francisco, le berceau de
l’élite tech, est aujourd’hui au coeur d’une bataille menée par des tech bros au nom de la
stratégie du Voice. La fronde est menée par Garry Tan, l’influent patron de l’incubateur Y
Combinator, soutenu par Balaji Srinivasan qui appelle à ravir la ville aux démocrates – la blue
tribe, dans son jargon – pour la rendre à la grey tribe des travailleurs de la tech.

Depuis plusieurs mois, les élus démocrates sont ainsi harcelés de mails et de demandes
diverses de la part de tech bros convaincus de leur capacité à mieux gérer la ville, frappée par
des écarts de richesses effarants et une épidémie de fentanyl. Cette fronde a connu son
apogée en mars, lorsqu’une partie du parc national de Presidio, sous le pont mythique du
Golden Gate, a été soumise à une offre de rachat afin d’y installer une expérimentation de
network state.
L’historien américain Raymond B. Craib a étudié l’histoire des tentatives de sécession des ultra-
riches dans son livre Adventure Capitalism : A History of Libertarian Exit from the Era of
Decolonization to the Digital Age (PM Presse, 2022). Il fait remonter la première tentative de
sécession libertarienne à 1972, quand le magnat de l’immobilier Michael Oliver proclame la
«République de Minerve». Cette micro-nation sans taxation fondée sur deux atolls du Pacifique
ne survivra pas à la réclamation de souveraineté du royaume de Tonga.

Depuis, les tentatives d’expérimenter ce vieux rêve libertarien se multiplient. Au Honduras, de
riches investisseurs, soutenus par Pronomos Capital, ont entamé une procédure devant un
tribunal d’arbitrage international et réclament au gouvernement local un tiers de son PIB.
L’enjeu ? Faire perdurer Prospera, une enclave libertarienne installée sur l’île hondurienne de
Roatán depuis 2019. Son implantation avait été négociée à la faveur d’une loi relative aux
zones économiques spéciales (les «Zedes», zona de empleo y desarrollo económico) depuis
déclarée inconstitutionnelle par la présidente de gauche Xiomara Castro.

Plus récemment, la start-up Praxis, fondée en 2019 par deux jeunes Américains, Dryden Brown
et Charlie Callinan, entend profiter de l’offensive de Donald Trump et J.D. Vance au Groenland
pour y installer sa propre colonie privée. Praxis a d’ores et déjà levé 525 millions de dollars [462
millions d’euros] auprès de figures de la Silicon Valley, dont la triade de capitaux-risqueurs
Peter Thiel, Marc Andreessen et Balaji Srinivasan, mais aussi de Sam Altman, le patron
d’OpenAI. Dryden Brown, son jeune patron, multiplie les déclarations sentencieuses à la
tonalité messianique, comparant l’embryon de «Constitution» de Praxis à une «déclaration
d’Ascension» et multipliant les références aux Empires grecs et romains.

«Essence néoréactionnaire»
«Ces initiatives privées relèvent d’une logique de colonisation», souligne Stéphanie Lamy,
enseignante en relations internationales à Sciences-Po Toulouse, relevant leur proximité
idéologique avec les projets de Freedom Cities chers à Donald Trump. En 2024, le président
américain a annoncé son souhait de construire dix «villes libres futuristes» exemptées de la
règlementation fédérale et pensées comme des espaces de dérégulation économique destinés
à favoriser l’innovation technologique. «Il s’agit d’initiatives de promotion immobilière d’essence
néoréactionnaire qui entendent redessiner la carte de la ségrégation aux Etats-Unis, en
favorisant certains territoires au détriment d’autres», s’alarme la chercheuse.

En écho à cette volonté, Balaji Srinivasan encourage ce qu’il nomme le «sionisme tech», soit la
recherche d’une terre promise pour le «peuple de la tech». Cette référence appuyée au
sionisme religieux, comme celui mené par les disciples d’Abraham, de Jésus-Christ ou de
Théodore Herzl, semble toutefois périlleuse. En effet, le «sionisme tech» ne s’appuie pas sur
une doctrine morale ou une religion, mais sur l’appartenance à un secteur économique ; en
cela, il s’apparenterait à une nouvelle forme de colonisation menée par l’élite de la Silicon
Valley.

Balaji Srinivasan n’a probablement pas lu Jules Verne, sinon, il saurait qu’à la fin de l’Ile à
hélice, les milliardaires exilés s’entre-déchirent, et leur île flottante se désagrège. Leur salut
vient de leur retour à la civilisation, marquant la fin de leur rêve de sécession.

Article Name:«Network states» : les rêves de sécession des rois de la tech
Publication:Liberation
Author:Par Nastasia Hadjadji
Start Page:18
End Page:18

Adventure Capitalism: A History of Libertarian Exit, from the Era of Decolonization to the Digital Age